L’enfant doit-il être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ?
L’enfant doit-il être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ?
Pour se référer à cet article :
LIMET O., « L’enfant doit-il être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ? »,
in Actes du Colloque de l’AIFI, « Familles et séparations :
la question de l’enfant - Approche pluridisciplinaire », tenu à Genève, du 26 au 28 mai 2011.
Au travers de la présentation de Marc Juston et d’Eugénie Teixeira[1], ancrée dans leur pratique, nous avons pu mesurer leur créativité pour que l’audition de l’enfant par le juge dans les situations de séparations parentales conflictuelles soit abordée de manière aussi respectueuse et efficace que possible. Ils envisagent en cela comment entendre l’enfant en justice dans le cadre de ce qu’impose et permet la loi – loi française, en ce qui les concerne.
J’aborderai ici les choses à un autre niveau, situé en amont de la détermination des modalités pratiques d’une éventuelle audition – celui du questionnement politique, et éthique qui, en Belgique, reste à l’ordre du jour alors que se dessine la probable mise en place d’un tribunal de la famille : faut-il entendre l’enfant[2] en justice, ou plus précisément, faut-il inviter systématiquement l’enfant à être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ?
Cette question renvoie aux « droits de l’enfant » – formés de droits à vocation d’autonomie et d’émancipation d’une part, et de droits à vocation de protection d’autre part – tels que formalisés le 20 novembre 1989 par la Convention des droits de l’enfant (CDE), et dont d’autres orateurs ont largement et brillamment parlé durant ce colloque. On l’aura compris, l’emplacement du curseur des droits de l’enfant sur l’axe autonomie-protection ne fait pas l’unanimité, et c’est notamment le cas en ce qui concerne la place de la parole de l’enfant en justice dans les débats qui opposent ses parents à propos des modalités de son hébergement. Y a-t-il lieu de permettre à l’enfant de participer davantage à l’élaboration de la décision dont il sera le premier destinataire, notamment en lui donnant la parole devant le juge, garantissant « à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité » [3] ? Ou au contraire, y a-t-il lieu de protéger l’enfant, tout intelligent et autonome qu’il puisse être, des effets négatifs ou pervers de son audition par le juge ? Je renvoie le lecteur vers un article[4] dans lequel j’aborde en détail plusieurs arguments qui plaident en faveur ou en défaveur de l’audition de l’enfant par le juge dans le cadre des séparations parentales conflictuelles.
Avant de revenir sur quelques éléments qui me semblent mériter une attention particulière pour ceux qui auront à déterminer si, et éventuellement dans quelles limites, il y a lieu de systématiser le fait d’inviter l’enfant à être entendu par le juge, il m’apparaît utile de mettre succinctement en évidence[5] quelques évolutions socio-historiques qui, conjuguées, ont contribué à rendre centrale la place de l’enfant et de sa parole, notamment dans les questions qui traitent des séparations parentales – ce qui pourrait conduire à ce que, dans le futur, la parole (supposée « libre ») de l’enfant serve davantage de base pour légitimer les décisions le concernant, en particulier lorsque les parents sont dans des positions divergentes concernant leurs représentations de son intérêt.
Des mutations socio-historiques conséquentes
Dès la fin des années soixante, les divorces se multiplient : si, en 1960, on dénombrait environ 7 divorces pour 100 mariages sur la période d’un an, la proportion est passée ces dernières années à plus de 70 divorces pour 100 mariages par an[6]. Avec la très progressive quête d’égalité concernant la place et l’investissement des pères et des mères dans l’éducation des enfants, les conflits autour de la « garde » des enfants sont de plus en plus fréquents. Au cours des années soixante-dix, « l’intérêt supérieur de l'enfant »[7] devient, dans la plupart des pays occidentaux[8], le principal critère de l’attribution de la « garde » des enfants de parents séparés, ce critère venant remplacer celui selon lequel les enfants (en bas âge en tout cas) doivent avoir un lieu de vie stable, et une figure principale d’attachement – a priori la mère[9]. En cas de conflit, c’est aussi au nom de l’intérêt de l'enfant qu’un parent met en doute les capacités parentales de l’autre parent. L’enfant est au centre.
D’autant qu’on assiste à une diminution du nombre d’enfants par famille et, corollairement, à l’accroissement de l’attention portée à chaque enfant – enfant dont la venue est plus qu’avant décidée, choisie, et même « artificiellement » assistée, et enfant qui est de plus en plus sujet de toutes les attentions. L’enfant prend de plus en plus part au débat, notamment au sein de la famille, ce qui amène à parler de « démocratie familiale ».
La place de l’enfant devient peut-être d’autant plus centrale que la pérennité du couple a laissé la place à la pérennité du lien filial : on est passé sur quelques décennies de l’idée « on se marie pour la vie » à celle affirmant « on est parents pour toujours », comme l’expliquent les sociologues Didier Le Gall et Yamina Bettahar : « non nécessaire et fragile, le mariage ne peut plus être le pivot de nos constructions de la famille et de la filiation. C’est beaucoup plus à partir de l’enfant, seule réalité pérenne, que la famille se définit aujourd’hui »[10].
D’autre part, l’individu (y compris tout adulte, et donc aussi tout parent) a, au cours des dernières décennies, de plus en plus droit à la « réalisation de soi ». Y compris en ce qui concerne le choix de vivre en couple ou de se séparer, de former de nouvelles unions, dont les formes diverses sont de mieux en mieux tolérées. Ce qui n’est pas sans poser problème lorsque le juge a à prendre une décision : la norme est tout sauf univoque. En effet, et à titre d’exemple, si le juge d’aujourd’hui a majoritairement tendance à pointer l’importance pour l’enfant d’avoir deux parents – un père et une mère, a priori biologiques – entre lesquels l’enfant devrait grandir, même s’ils sont séparés, peut-être ce juge est-il en voie d’être quelque peu dépassé par l’évolution sociologique : la moyenne d’âge des enfants lors de séparations parentales tend à baisser, et il est de plus en plus fréquent que le couple se sépare peu après (ou même avant) la naissance de l’enfant, et que celui-ci ait dans sa vie d’enfant trois, quatre, voire cinq parents … Les pluriparentalités (qu’il s’agisse de recompositions familiales, d’homoparentalité, …) s’affirment et se multiplient, amenant, comme l’explique la sociologue Marine Boisson, l’éclatement de trois composantes de la filiation, jusqu’il y a peu réunies a priori dans l’union matrimoniale : le parent généalogique (qui est désigné par le droit), le parent biologique (qui est le géniteur), et le parent domestique (qui élève l’enfant)[11].
Enfin, en plus de l’accroissement du nombre de séparations parentales, de l’évolution « à géométrie variable » de la quête d’égalité dans les relations entre les parents, en plus de l’évolution de plus en plus centrale de la place de l’enfant dont la “promotion des droits” est « aujourd’hui emportée par le courant puissant d’un idéal démocratique qui s’est donné pour tâche la libération de toute inégalité »[12], de l’évolution de l’individu et de ses droits, de la diversification des formes de parentalités (et de la multiplication des repères normatifs que cela provoque), il faut ajouter l’évolution majeure du rapport à l’institution, et de manière générale du rapport à l’autorité : « en clair », écrit Laurence Gavarini, sociologue, « à un paradigme de l’autorité fondée sur l’ordre défini de façon arbitraire a succédé un modèle de communication orienté vers le consensuel et l’explication »[13] – ce qui contribue à ce que le juge puisse se trouver en difficulté lorsqu’il a à imposer une décision.
Qu’en est-il alors lorsqu’aucun accord ne se dégage, lorsque le dialogue s’avère impossible ou rompu, et que le tribunal est saisi ? Et qu’en est-il si l’« intérêt supérieur de l'enfant » ne peut suffire à ce que les parents adhèrent à une même décision, tant leurs représentations sur l’intérêt de l'enfant peuvent diverger ? C’est notamment, si pas principalement, dans ces situations-là que l’éventualité de l’audition de l’enfant par le juge revêt toute son importance …
Questionnements à propos de l’audition de l’enfant
Or, malgré toutes les précautions oratoires affirmant que seuls les adultes prendront une décision, et que celle-ci n’a pas à peser sur les épaules de l’enfant, il est difficile de faire abstraction de trois préoccupations au moins :
- L’enfant peut-il « exprimer librement son opinion »[14]?
- La parole de l’enfant pourrait-elle en venir à être la principale source de légitimation d’une décision à propos de la situation particulière et unique qui concerne l’enfant au premier chef – décision à propos de laquelle les parents ne peuvent se mettre d’accord ?
- L’espace judiciaire du débat entre les parents est-il le lieu adéquat pour écouter l’enfant ?
Exprimer librement son opinion ?
Tout d’abord, il est utile de rappeler que la plupart des séparations se soldent, après une période généralement difficile, par des solutions suffisamment acceptables pour chacun et chacune, même s’il peut subsister des tensions et frictions. Dans ces situations de règlement plus ou moins amiable, si la justice est sollicitée, c’est essentiellement pour confirmer, cautionner, officialiser la décision des parties. L’enfant est rarement entendu par le juge dans de telles situations. C’est donc dans les situations conflictuelles, voire très conflictuelles, que l’enfant est le plus susceptible d’être entendu – soit à sa propre demande (que sa démarche soit ou pas télécommandée), soit à la demande de l’un des parents. Dans de telles situations, pour l’enfant, pris dans un conflit de loyauté – voire, dans les situations les plus aigües, de mise en péril de sa relation à lui-même et à autrui[15], que veut dire « exprimer librement son opinion », et ce a fortiori devant le juge qui va trancher le litige entre ses parents ? Comme le relève Philippe Kinoo, pédopsychiatre, il ne suffit pas de donner la parole pour qu’on soit libre de parler[16]. « Donner son opinion » au juge contraindrait l’enfant à devoir à la fois veiller à sa propre protection, et à la fois gérer sa loyauté envers chacun de ses parents, tout en portant l’éventuelle responsabilité de tenter d’influencer le juge. Selon Christian Panier, Juge et Président du tribunal de première instance de Namur (Belgique), il s’agit d’un « jeu de dupes »[17].
La parole de l’enfant risque-t-elle de devenir la principale source de légitimation ?
Comment prendre en considération la parole de l’enfant – qu’elle soit ou pas libre et authentique –, sans qu’elle devienne la principale source de légitimation de la décision prise ? C’est vraisemblablement l’un des défis auxquels est confronté le juge qui écoute l’enfant. D’autant que, comme on l’a pointé plus haut, étant donné la place accordée à l’enfant et à sa parole, celle-ci pourrait supplanter la difficulté pour le juge d’imposer une décision à laquelle n’adhèreraient pas les parents ou l’un d’entre eux, et / ou supplanter une part de l’incertitude normative de la société (dans laquelle, pour rappel, la famille est « plurielle », à l’image de la diversification et multiplication des formes de parentalités, et des croyances sur lesquelles elles s’appuient).
L’espace judiciaire du débat entre les parents : un lieu adéquat pour écouter l’enfant ?
Paradoxalement, plus l’enfant est au centre de l’attention, plus son « intérêt supérieur » est susceptible de servir de légitimité (voire d’alibi) dans le conflit qui oppose ses parents en justice – au point qu’il peut devenir difficile aux acteurs adultes (parents, et parfois intervenants) de sortir d’une dynamique scrutatrice dans laquelle tout « battement de cils » de l’enfant (ainsi que des parents, d’ailleurs) sera interprété. Permettre à l’enfant de s’exprimer sur les questions qui concernent sa vie suite à la séparation de ses parents, c’est donc prioritairement lui ouvrir des espaces où il pourra expérimenter que sa parole sert aussi peu que possible d’enjeu … ce qui paraît improbable dans le lieu-même et le temps-même du débat judiciaire entre ses parents. Sans oublier qu’a priori, le juge n’a ni la formation, ni, dans la plupart des cas, en Belgique en tout cas, le temps pour pouvoir écouter (et éventuellement réécouter) l’enfant … Or, « écouter et entendre un enfant, c’est laisser sa parole se déployer dans le temps, avant de trop vite comprendre et conclure »[18].
Quelques réflexions en guise de conclusion
Étant donné l’évolution de notre société en matière familiale, avec sa multiplication de modèles, et la gestion contractuelle et privée de ses constructions et dissolutions (ce qui n’est pas sans poser d’autres questions éthiques), le tribunal doit-il rester le lieu prioritaire vers lequel diriger les parents (et a fortiori l’enfant) en cas de séparation parentale conflictuelle ? S’il est question d’écouter l’enfant, n’y aurait-il pas à faire connaître et / ou à créer des lieux hors du champ judiciaire dans lesquels la parole de l’enfant puisse être entendue, au même titre que celle de ses parents ? Des lieux où, avec l’aide nécessaire, la parole de l’enfant et des parents en conflit puisse être écoutée, reformulée, de manière à pouvoir être autant que possible « audible » par l’« Autre », ce qui est loin d’être acquis dans la logique judiciaire du débat contradictoire ? Ceci pourrait contribuer à ce que, pour un nombre non négligeable de situations, les parents puissent être ou redevenir les personnes de référence et de confiance à qui s’adresserait l’enfant et qui prennent des décisions qui le concernent, le cas échéant avec une aide ou une intervention extérieure.
Le judiciaire serait alors un lieu d’exception, qui pourrait se concentrer sur une minorité de situations qui nécessitent vraiment son intervention cadrante. N’y aurait-il pas lieu, à ce propos, de mener un vaste travail d’information sur les apports et les limites du judiciaire (et d’ailleurs également de la médiation, et d’autres formes de régulation des conflits parentaux) ? Cet effort d’information et de conscientisation devrait être mené hors du temps et de l’espace judiciaire – en amont, si possible : ce n’est généralement pas dans le hall de gare que l’on décide vers où partir, ni par quel moyen l’on va s’y rendre.
Notes de bas de page
[1] « L’audition de l’enfant devant le juge aux affaires familiales : une réponse novatrice » - in Colloque de l’AIFI « Familles et séparations : la question de l’enfant - Approche pluridisciplinaire », Genève, 26 au 28 mai 2011. Débat thématique N° 6, « Parole et représentation de l’enfant dans les procédures ».
[2] Le terme « enfant » désigne ici « tout être humain âgé de moins de 18 ans », confer l’article 1er de la Convention des droits de l'enfant du 20 novembre 1989. Des distinctions en fonction de l’âge du mineur seraient bien évidemment utiles : la situation d’un jeune de près de 18 ans n’est pas celle d’un préado ni celle d’un enfant de 5 ans. Il s’agit donc ici de principes généraux.
[3] Cfr Convention des droits de l’enfant, article 12, §1.
[4] LIMET O., « Faut-il systématiquement inviter l’enfant à être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ? », in JDJ N° 299, Liège, novembre 2010 (consultable sur www.limet.org).
[5] Il m’est difficile, au travers d’un écrit, d’aborder le sujet dont il est question ici de la même manière que ce que j’avais fait oralement à Genève – c’est à dire de manière humoristique, imagée, exemplifiée. Que le lecteur m’en excuse.
[6] MARQUET J., « De la contractualisation des liens conjugaux : du mariage par amour à la rupture pour désamour », in CASMAN M.-T., SIMAYS C., BULCKENS R., MORTELMANS D., Familles plurielles – Politique familiale sur mesure ?, Bruxelles, Luc Pire, 2007 (Etats généraux des Familles), p 45.
[7] Notons qu’encore actuellement, c’est bien souvent lors d’une séparation que la notion « d’intérêt supérieur de l'enfant » pénètre pour la première fois dans l’espace familial … Jusque là, il paraissait évident que les parents étaient tous deux compétents pour veiller au « bien » de leur enfant.
[8] THERY I., Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993, p 115 et suivantes.
[9] Voir LIMET O., Parents séparés : contraints à l’accord ? Une analyse à partir de la loi de 2006 sur l’hébergement égalitaire : contexte, discours et pratiques du judiciaire face à la non-représentation d'enfants, Liège, Edi.pro, 2009.
[10] LE GALL D. et BETTAHAR Y. (dir.), La pluriparentalité, Paris, PUF, 2001, p 6.
[11] BOISSON M., « Penser la famille comme institution, penser l’institution de la filiation. La recherche contemporaine en quête de sens commun », in Informations sociales 2006/3, N° 131, p 104.
[12] LEBRUN J-P., « Avatars et désarrois de l'enfant-roi », in GAVARINI L., LEBRUN J-P., PETITOT F., Avatars et désarrois de l'enfant-roi, Bruxelles, Temps d’arrêt, 2002, p 4.
[13] GAVARINI L., « Passion de l’enfant, maltraitance et malaises actuels dans la famille », in GAVARINI L., LEBRUN J-P., PETITOT F., Avatars et désarrois de l'enfant-roi, Bruxelles, Temps d’arrêt, 2002, p 18.
[14] Voir l’article 12, §1 de la Convention des droits de l’enfant, cité plus haut.
[15] LIMET O., « Faut-il systématiquement … », op.cit., p 13.
[16] KINOO Ph., « La place de la parole de l’enfant dans la vie sociale et familiale », in COLLART P., SOSSON J. (dir), La parole de l’enfant – entre vérités et responsabilités, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p 85.
[17] PANIER Ch., « Conclusions », in Actes du Colloque « La parole de l’enfant … (mal)entendus ? » organisé par SDJ à Charleroi le 1er juin 2005, in SDJ n° 257, septembre 2006, p 65.
[18] MONNOYE G. (avec la participation de GENNART B., KINOO Ph., LALOIRE P., MULKAY F., RENAULT G.), Le professionnel, les parents et l’enfant face au remue-ménage de la séparation conjugale, Bruxelles, Ed Temps d’arrêt - YAPAKA, 2005, p 22.