L’enfant au cœur de la séparation : stéthoscope ou sortie de secours ?
Quelques réflexions pour secouer notre cocotier
L’enfant au cœur de la séparation : stéthoscope ou sortie de secours ?
Pour citer cet article : LIMET O., « L’enfant au cœur de la séparation : stéthoscope ou sortie de secours ? Quelques réflexions pour secouer notre cocotier », in Actes du colloque ‘L’enfant au Cœur de la séparation de ses parents - Vers des pratiques professionnelles innovantes’, tenu à Aix en Provence, les 10 & 11 octobre 2013.
Ces quelques mots pour vous faire part de réflexions qui me sont venues un peu à la fois à propos de ce colloque. « Un peu à la fois », c’est notamment à la lecture de son programme et de ses objectifs ; c’est ensuite, de manière plus réfléchie, lorsqu’une semaine avant le colloque ses organisateurs m’ont proposé d’y prendre la parole ; c’est enfin en participant hier après-midi à la première demi-journée du colloque, et au théâtre forum qui a précédé hier matin, auquel certains d’entre vous ont également été présents.
Je vais tenter, dans les 20 minutes qui me sont imparties ce 11 octobre 2013, deuxième jour du colloque, d’articuler un tant soit peu ces réflexions, qui, par manque de temps d’une part, et par une espiègle envie de secouer notre propre cocotier d’autre part, revêtiront un caractère caricatural et provocateur.
« Ces familles … »
La plupart des séparations parentales, après une période parfois difficile ou même très aigüe, se soldent par un apaisement « suffisant ». Une minorité de situations restent difficiles et conflictuelles, et parmi celles-ci, un petit pourcentage représente des situations très conflictuelles et enkystées. Ces dernières mobilisent une grosse partie des intervenants de l’après séparation parentale, en particulier des secteurs judiciaire et parajudiciaire.
De façon caricaturale, imaginons les chiffres suivants : si 80% des professionnels de l’après séparation parentale travaillent surtout avec les 20% des séparations parentales qui sont et restent conflictuelles, et que 80% des 80% des professionnels sont particulièrement concernés par les 20% les plus conflictuels et cristallisés des 20% des séparations parentales conflictuelles, alors cela signifierait que plus de 60% des professionnels de l’après séparation interviendraient prioritairement auprès de 4% particuliers des séparations parentales. N’est-ce pas souvent à propos de ces quelques pourcents représentant les situations familiales très complexes que des colloques comme celui-ci se mettent en place ? Ils nous permettent de bénéficier de l’expérience des spécialistes les plus divers (dans le cas présent en tout cas) de l’intervention pluridisciplinaire. Ils nous confrontent d’autre part au risque toujours présent de nous focaliser sur la liste des incompétences de parents perçus comme plus ou moins déviants, qu’il serait nécessaire de faire (re)devenir, au travers de nos pratiques innovantes, des « parents responsables » (on y reviendra) dans l’intérêt de leurs enfants, situés au cœur de leur séparation – avec pour référence « idéale » celle d’un divorce dédramatisé et dialogique entre les deux parents « contraints à l’accord »[1] - un peu à l’image d’une famille « normale », faites de deux parents et de leurs enfants. Famille « normale » …
… si éloignées de l’idéal de la famille « intacte »
Je suis frappé de constater à quel point nous qui sommes confrontés à la différence, à l’altérité, à d’autres modèles, tendons parfois à rester ancrés à des références très « classiques ». Je pense, à titre d’exemple, à l’utilisation de termes tels que « famille intacte », ou « famille biparentale intacte », entendus ici et là durant la journée d’hier, et utilisés comme référence par certains auteurs[2].
Premièrement, pointons le poids normatif des termes : si l’on se réfère à une famille intacte lorsque l’on parle de la famille nucléaire biparentale, l’on sous-entend que les autres sont « altérées », endommagées, abîmées, dégradées, … Deuxièmement, le fait que la référence resterait celle de deux parents, là où la diversification des configurations familiales nous inviterait à considérer qu’il existe d’autres formes de familles qui semblent considérées par nos sociétés comme étant « acceptables » … et même intactes. Parenthèse : pour éviter le lancer vers moi de quelques tomates très mures, puis-je rappeler que je reconnais à mes propos un caractère provocateur ?
L’ambiguïté de placer l’enfant « au cœur »
« La famille » a donc évolué, et est devenue « plurielle ». Les mutations qui la concerne sont en lien avec les changements importants qui traversent nos sociétés occidentales depuis un demi-siècle : multiplication des séparations, diversification des structures parentales, évolution du rapport à l’autorité, promotion de l’égalité entre femmes et hommes et entre pères et mères, place centrale de l’enfant, nouvelle clé de voûte de la famille[3]. L’enfant est au centre, et au centre de l’attention, et ce particulièrement dans le cadre de la séparation de ses parents. Tant parfois que c’est au nom de cet enfant ou de son intérêt que les parents (et les professionnels) doivent parler pour être entendus. Le statut et la place de l’enfant se trouvent parfois quelque peu brouillés, entre enfant sujet en chemin vers l’autonomie, la participation, l’émancipation, et enfant qui, au nom de sa protection parfois, serait instrumentalisé, le plus souvent « à l’insu de notre plein gré ». Sans oublier certaines situations dans lesquelles l’enfant serait au cœur … désirs, projets ou besoins d’adultes, comme nous en livre ici en exemple une des planches de Claire Bretécher :
- Le Gynéco : J’ai le résultat de votre amniocentèse … tout va bien, pas de mongolisme, aucune aberration chromosomique. C’est un garçon …
- Madame : ah bon ? J’avais prévu une fille
- … avec des yeux bruns, probablement myopes
- Bruns ! pourquoi bruns ?
- Il sera sans doute de petite taille avec peut-être une tendance à l’embonpoint
- Mais mon mari est grand et mince et moi-même je …
- Plutôt porté à la rêverie qu’à l’action … un enfant bien sympathique
- Oh là là là là
- C’est tout ce que je puis vous dire dans l’état actuel des connaissances
- Vous êtes sûr qu’il s’agit bien de mon dossier ? Je peux appeler mon mari ?
- Je vous en prie
(madame téléphone)
- Docteur … Nous ne le prenons pas …[4]
Mais plus sérieusement, et pour en revenir à des situations de séparations parentales, les personnes qui ont participé hier matin au théâtre forum auront pu, comme moi, assister à une scène où cette question de l’enfant « au cœur », qui de sujet devient enjeu (et parfois inversement …), transparaissait bien.
Tentons de résumer la scène (les prénoms ne sont peut-être pas les mêmes que ceux d’hier – que l’on m’en excuse) :
Pierre vient d’apprendre par Bernadette que la relation extraconjugale qu’il eue avec elle il y a plus d’un an a donné naissance à un bébé. Ce n’est pas tout à fait un hasard : Bernadette et sa conjointe Nicole (dont Pierre ignorait l’existence) voulaient un enfant, et Pierre allait en être le père géniteur sans le savoir. Après quelques mois, Bernadette pense important que ce bébé ait un père, et prend contact avec celui-ci. Passons sur les toutes les conséquences (remarquablement illustrées, jouées et mises en scène en un temps record par la troupe constituée) sur les relations entre Bernadette et Nicole, Pierre et son épouse Chloé, et leurs deux filles, sans oublier l’intervention musclée de la mère de Chloé, bien décidée à prendre en mains à sa manière sa fille et son devenir … Et concentrons-nous sur une scène particulière : Pierre, encore abasourdi par la nouvelle, est bien décidé à revendiquer sa place de père, et à prendre son fils une partie du temps, et c’est dans cet esprit qu’il sonne à la porte de Bernadette. Pierre veut voir son fils, Bernadette refuse et tente de repousser à plus tard … Il est question des droits des uns et des autres, Nicole arrive et la tension monte encore d’un cran : il n’était pas question que cet homme entre dans la vie de la famille – il n’était qu’un géniteur …
Comme le prévoit et le favorise le théâtre forum, une participante se propose comme nouveau personnage : le bébé. La scène reprend, et tout à coup, alors qu’on discute pour savoir qui peut ou pas et au nom de quoi voir le bébé, de la chambre d’à côté viennent les hurlements du bébé … et d’un coup, d’enjeu de discussion, voilà le bébé qui, par ses cris, devient sujet d’interaction … La priorité semble devenir de s’occuper de ce bébé qui appelle, et plus (pour quelques instants !) de savoir qui a le droit de le voir, l’avoir, etc.
C’est bien là toute l’ambiguïté de mettre l’enfant « au cœur » : nécessité pour se pencher sur la spécificité de sa situation, dans une volonté de comprendre et veiller à son intérêt supérieur ; intérêt lorsque l’on s’intéresse à lui, en tant que sujet ; risque lorsque son « intérêt supérieur » devient enjeu.
Alors, plutôt que de se pencher, stéthoscope aux oreilles, vers l’enfant, « cœur » de la séparation de ses parents, y aurait-il parfois intérêt à indiquer la plus proche sortie de secours de la salle d’examen, à l’enfant chargé d’une mission qui ne lui appartient pas ?
Au travers de la scène de théâtre forum évoquée ci-dessus, on peut d’autre part mesurer la complexité des situations où il y a plus de deux parents … et pour lesquelles les argumentations tournent notamment autour de l’ordre de priorité des composantes de la parenté : biologique, sociale (ou domestique) et généalogique.
La nécessité de développer de nouvelles références pour les nouvelles configurations familiales
Comme le pointait hier Richard Cloutier lors de son intervention d’ouverture du colloque, l’âge de plus en plus précoce des enfants au moment de séparations de plus en plus fréquentes les amène à multiplier les chances de connaître plus de deux parents dans leur vie de mineurs.
Avec la multiplication et la diversification dans nos sociétés occidentales des configurations parentales (recompositions familiales, couples homoparentaux, procréations médicalement assistées, gestation pour autrui, …), on voit apparaître des parents « en plus », et très progressivement, les pluriparentalités font apparaître la nécessité de développer des alternatives aux conceptions jusqu’à présent dominantes, basées sur un système de filiation exclusivement bilatéral[5].
En ce sens, la référence à « deux » parents semble parfois devenir presque obsolète, ce qui n’est pas sans ébranler quelque peu les fondements de différentes approches « traditionnelles » des liens « père – mère – enfant », ou même des concepts récents comme ceux de la « coparentalité », souvent comprise comme concernant un ensemble de compétences et de ressources concernant « deux » parents[6].
A cette complexité liée à la multiplication de figures parentales, il y aurait lieu d’ajouter le fait que les conceptions éducatives, dans un réel et authentique souci pour l’enfant, peuvent de fait être diversifiées, et prendre des orientations plus divergentes après séparation parentale, sans nécessairement y voir une volonté de chercher des misères à l’autre …
Responsabiliser les parents, contraints à l’accord …
Dès lors, quand il est question, comme cela a déjà été à plusieurs reprises le cas ces dernières heures, de « responsabiliser les parents », ce qui certainement se justifie bien souvent, peut-on se faire un instant avocats du diable, et voir à quelles responsabilités et injonctions font face nos interlocuteurs, liées par exemple à leurs raisons de se séparer, à leurs convictions quant à ce qui est « bien » pour l’enfant, à l’injonction sociétale du « respect de soi, de son authenticité, de ses propres valeurs », à la pression de leur entourage (parfois leurs propres parents, …), etc. ?
On n’en demanderait peut-être pas tant aux professionnels de la négociation que sont les parlementaires, qui après un certain nombre de mois de débats arrivent à une décision au travers d’un vote majoritaire, bien éloigné d’un accord unanime, même si c’est dans l’intérêt supérieur d’un peuple ou d’un Etat …
Peut-on se demander si derrière cet impératif de responsabiliser les parents, au bénéfice d’un enfant au cœur de la séparation, il y a aurait aussi un sentiment d’impuissance devant la complexité à laquelle nous sommes confrontés en tant que professionnels ?
Merci à vous …
Voilà donc quelques réflexions qui me sont venues, et que je communique dans l’envie de secouer notre cocotier. Je me réjouis de partager avec vous les noix, et vous remercie d’accepter un petit cousin belge au sein de ces rencontres franco-québécoises, riches par le nombre et la qualité des intervenants, et la diversité des regards.
Notes de bas de page
[1] LIMET O., Parents séparés : contraints à l’accord ? Une analyse à partir de la loi 2006 sur l’hébergement égalitaire : contexte, discours et pratiques du judiciaire face à la non-représentation d'enfants, Liège, Edipro, 2009.
[2] SAINT-JACQUES M.-C., PARENT C., La famille recomposée : une famille composée sur un air différent, Montréal, Editions de l’Hôpital Sainte-Justine, 2002. NB : Les auteures de ce brillant petit ouvrage utilisent le terme « famille biparentale intacte » dans les comparaisons qu’elles mènent avec les situations de familles recomposées.
[3] NDA : Ces diverses évolutions auront été illustrées au cours de mon intervention par quelques scénettes et éclairages humoristiques qu’il m’est difficile de reproduire ici.
[4] « Les recalés », in BRETECHER C., Les mères, Paris, Editions du Club France Loisirs, 1985 (©1982), p 31. NB : cette BD date de 1982 ! On oublierait parfois que cela fait plus de trente ans que le sujet est abordé et fait débat …
[5] Voir SELLENET C., La Parentalité décryptée – Pertinence et dérives d’un concept, Paris, L’Harmattan, 2007, pp 18-20 ; FINE A., « Parenté : liens de sang et liens de cœur », in BEDIN V. & FOURNIER M. (dir.), La Parenté en question(s), Auxerre, Ed. Sciences Humaines, 2013, pp 40-49.
[6] Voir par exemple 2houses.com