« Ils grandirent et eurent cinq parents (à peu près) »

Les pluriparentalités, de nouveaux défis pour les parents et les intervenants professionnels

Ils grandirent et eurent cinq parents (à peu près)

Pour citer cet article : LIMET O., "Ils grandirent et eurent cinq parents (à peu près)", in www.limet.org, 2015

Il m’a été demandé d’écrire quelques lignes à propos des éléments que j’aborde sur la thématique des pluriparentalités, dans le cadre de mes interventions (formations, colloques, conférences).

Un exercice difficile : ce qui fait la spécificité de mes interventions, c’est l’humour, les scénettes, la circulation entre les exemples concrets, les éclairages théoriques, et le recul réflexif – et le moins possible de discours et d’écrits, si ce n’est de nombreuses références bibliographiques.

Ce qui fait aussi la spécificité de mes interventions, c’est l’abord contextuel, sociologique, sociétal. C’est le fait de s’intéresser à la scène sur laquelle se jouent les relations quotidiennes. La scène sociohistorique, ses décors qui donnent le contexte, ses coulisses où il se passe des choses. Et l’impact de tous ces éléments sur le jeu des acteurs, tels par exemple les parents et enfants d’aujourd'hui, et les professionnels qui les « accompagnent ». « Accompagnement » … Tiens voilà bien un mot des décors d’aujourd’hui. Même qu’en Belgique, les « contrôleurs » sont devenus des « accompagnateurs ». Ce sont eux qui contrôlent les billets.

Allez … lançons-nous dans la tentative difficile de décrire quelques éléments de la scène contemporaine des familles d’aujourd'hui, de sa genèse, de ses questions … Au lecteur de tenter d’imaginer ce que cela donne dans le cadre d’une intervention … ou de venir y participer

+  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +  +

Que ce soit en Belgique, en France, ou dans bien d’autres pays, pas une semaine ne passe sans qu’il soit question dans les médias de GPA (gestation pour autrui), de PMA (procréation médicalement assistée), d’homoparentalité, ou encore de droits et devoirs d’un beau-parent ou d’un ex-beau-parent, etc. Les transformations des familles contemporaines s’inscrivent dans un terreau sociétal propice à la diversification des situations, sans pour autant que les normes s’y adaptent. Des chamboulements conséquents, tant pour les familles que pour les intervenants professionnels.

Qu’est-ce qui, dans l’évolution du contexte sociétal, a contribué à ces transformations ? Quelles répercussions sur les dimensions biologique, généalogique, et sociale de la filiation ? Combien de « parents » l’enfant peut-il avoir ? Qu’en est-il des intervenants professionnels face à ces évolutions ?

Il était une fois … la famille nucléaire.

Jusqu’il y a une cinquantaine d’années, la famille se construisait sur la base du couple conjugal et a priori, quelles que soient les joies et les difficultés vécues derrière la porte de l’espace très privé de la famille, « on se mariait pour toujours ». La référence largement dominante était la famille « nucléaire », ou encore « conjugale », ou encore « biparentale intacte » (on notera la portée morale de ces termes).

Le mariage était a priori le cadre légal de cette configuration, et le cadre de la venue au monde des enfants.

 « Un enfant si je veux, quand je veux », « il est interdit d’interdire », « chacun est unique », …

Les bouleversements sociétaux de la fin des années 60, et des années 70 et 80 ont eu des retombées conséquentes, en matière familiale notamment. Parmi ces bouleversements :

  • le droit à (voire l’injonction de-) se réaliser, d’être « authentique » ;
  • l’émancipation de la femme, par l’accès très progressif au travail et à l’indépendance matérielle d’une part, et d’autre part par la libération tout aussi progressive des contraintes liées à la maternité (notamment suite à l’avènement de la pilule contraceptive) ;
  • la place progressivement plus centrale de l’enfant (et lors de conflits, de son « intérêt supérieur »), et ce en lien avec le fait que la venue d’un enfant est choisie ;
  • la quête d’égalité entre femmes et hommes, et l’implication très progressive du père dans les fonctions d’éducation ;
  • la multiplication des séparations parentales, non sans lien avec l’injonction de se réaliser, et avec l’accès relatif à une indépendance matérielle ;
  • l’augmentation des recompositions familiales, parfois à nouveau suivies de séparations et de nouvelles reconfigurations ;
  • le passage de la référence au couple comme ciment de famille (on se marie pour toujours), à la référence à l’enfant et à son intérêt supérieur, l’enfant étant devenu la clé de voûte de la famille, et dont les droits se développent et deviennent incontournables. Si hier on se mariait pour toujours, on est aujourd’hui « parents pour toujours » ;
  • droits de l’enfant d’un côté, conjugués (parfois au travers de débats passionnels) au droit à l’enfant d’un autre côté ;
  • possible dissociation entre la sexualité et la procréation, renforcée par les avancées des sciences médicales et des technologies ;
  • évolution des mœurs, rendant plus envisageable la possibilité d’avoir un enfant même si la « nature » s’y oppose, que ce soit pour cause de stérilité ou d’infertilité, de désir d’enfant d’un couple homosexuel, désir d’enfant d’une personne seule ; …

Tels sont quelques ingrédients du terreau dans lequel vont se diversifier les configurations familiales, et les manières de faire un enfant.

L’éclatement de trois « composantes de la filiation »

Dans la « famille nucléaire biparentale intacte », les deux parents sont a priori tous les deux les parents généalogiques (ceux qui apparaissent sur les documents légaux), les parents biologiques (ou génétiques), et les parents sociaux (qui s’occupent de l’éducation de l’enfant).

Les PMA et, pour d’autres raisons, les séparations et recompositions familiales, viennent quelque peu chambouler ces représentations « traditionnelles ». Les composantes biologique, généalogique et sociale de la filiation se retrouvent davantage (et plus ouvertement qu’avant) « partagées » (partiellement ou totalement) par plusieurs personnes. Un homme peut ainsi être :

  • « géniteur » (dimension biologique), et / ou
  • « parent légal » (généalogique), et / ou
  • « parent éducateur » (qui s’occupe de l’enfant au quotidien)

Et une femme peut être :

  • « génitrice » (dimension biologique), et / ou
  • « porteuse » de l’embryon provenant de son propre ovule, ou de celui d’une autre femme, et / ou
  • « parent légal » (généalogique), et / ou
  • « parent éducateur » (qui s’occupe de l’enfant au quotidien)

Avec ces évolutions, notre société sera vraisemblablement amenée à développer d’autres références familiales que la « famille nucléaire » qui, on l’oublierait parfois, n’a été la référence principale dans nos pays occidentaux que durant quelques 100 ou 150 ans – une paille à l’échelle de l’histoire de l’humanité.

De la famille nucléaire aux pluriparentalités : des parents « en plus » ?

L’enfant d’hier avait a priori comme référence un père et une mère, en principe ceux qui en étaient à la fois les géniteurs, les parents légaux, et les parents éducateurs.

Pour l’enfant adopté, il s’agissait, dans une logique « substitutive », de faire disparaître les parents de naissance de manière à ce que l’enfant ait un seul père et une seule mère, fussent-ils adoptifs.

Les choses se sont complexifiées et diversifiées. Avec l’augmentation des séparations et des recompositions familiales, l’enfant peut vivre avec un beau-parent qui joue un rôle éducatif au quotidien.

Avec le développement des procréations médicalement assistées, la filiation se dissocie de la sexualité, et le parent légal n’est plus d’office le parent biologique. La femme qui porte un embryon fécondé qui provient d’autres géniteurs devient une mère porteuse. L’enfant qu’elle mettra au monde sera a priori « le sien », mais pas sur le plan génétique.

À la vison traditionnelle d’un père et d’une mère pour l’enfant, il semble aujourd’hui nécessaire d’ajouter d’autres modèles, qui permettraient des parentés et parentalités « en plus », dans une logique « additive » plutôt que « substitutive ». Prenons l’exemple de certains beaux-parents qui ont participé pleinement à l’éducation de l’enfant de leur compagne ou compagnon depuis sa plus tendre enfance. Quelle reconnaissance pour cette place et ce rôle ? Et quel droit réciproque au maintien des liens entre enfant et beau-parent en cas de séparation du couple « recomposé » ? Mais comment, d’autre part, maintenir, voire soutenir la place du parent « généalogique » séparé depuis de nombreuses années, dont les liens avec l’enfant peuvent être fragilisés, ne serait-ce que par les aspects organisationnels des modalités de « garde » ? Il ne s’agit donc pas de « gommer » un parent au profit d’un autre, mais de voir quelles personnes assument quelle place et jouent quels rôles dans l’entourage familial de l’enfant.

Qu’en est-il des intervenants professionnels ?

A travers ces évolutions, les intervenants professionnels sont amenés à devoir « faire avec » une diversification des situations rencontrées, mais aussi à une diversification des normes, même si la famille nucléaire et la référence à « deux parents » restent les normes principales (parfois même lorsqu’elles s’avèrent inopérantes pour appréhender certaines situations rencontrées).

Au delà de se retrouver face à une multiplication des situations et des figures parentales (on pourrait ajouter à ceci la complexification des liens dans les fratries, demi-fratries, et quasi-fratries), les intervenants ont aussi à prendre en compte la présence d’autres intervenants, provenant parfois de champs disciplinaires éloignés, ayant d’autres approches et finalités, et d’autres références éthiques et déontologiques. Si le travail en « partenariat » et en « réseau » est reconnu pour la richesse de son apport, il l’est aussi pour sa consommation en temps et en énergie, notamment en vue de garder une cohérence, sans pour autant perdre la spécificité de chacun … tout en maintenant autant que faire se peut « la place des bénéficiaires au centre ».  Pas simple, en particulier dans les situations où il est question de « protection de l’enfant », et où l’espace « privé » de la famille serait perçu comme « lieu de passage » de professionnels.

Le possible glissement de l’« accompagnement »  vers le contrôle n’est jamais très éloigné, et fait partie des soucis de la plupart des intervenants, souvent coincés entre les bénéficiaires et la pression managériale en vue de l’évaluation des performances et des résultats.

Enfin, nombreux sont les intervenants qui se disent en difficulté, entre autres face à la nécessité de combiner leurs propres valeurs et présupposés professionnels, avec les valeurs et principes (parfois divergents) qui sous-tendent les actions des membres des familles qu’ils accompagnent, et avec les courants de pensée loin d’être univoques d’une société donnée à un moment donné – un sacré défi éthique, pour lequel l’apport d’outils méthodologiques s’avère très apprécié.

Un choix méthodologique pour mes interventions

Pour aborder la ou les thématiques décrites ci-dessus dans le cadre d’interventions, je recours à deux précieux soutiens, souvent combinés :

  • l’utilisation de scénettes, qui permettent de comprendre une situation et sa complexité infiniment plus vite que par le discours ou l’écrit. Selon le cas, ces scénettes sont jouées par des comédiens professionnels, par des acteurs amateurs, ou par des participants à la formation ou la conférence ;
  • l’utilisation de l’humour, d’autant plus utile lorsque les situations évoquées nous affectent émotionnellement, ou sont sources de débats trop passionnels …

 

Références bibliographiques

Références bibliographiques

BOUQUET B., Ethique et travail social – Une recherche de sens, Paris, Dunod, 2012.

BRISSON Pierrette et SAVOUREY Michèle, Protection de l’enfance et de la Jeunesse – Comment accompagner la famille autrement, Lyon, Chronique sociale, 2012.

CADORET A., Des parents comme les autres – homosexualité et parenté, Paris, Odile Jacob, 2014.

FINE A., « Parenté : liens de sang et liens de cœur », in BEDIN V. & FOURNIER M. (dir.), La Parenté en question(s), Auxerre, Ed. Sciences Humaines, 2013, pp 40-49.

FORTIN P. & PARENT P-P, Le souci éthique dans les pratiques professionnelles – Guide de formation, Paris, L’Harmattan, 2004.

FOSSION P., REJAS M.-C., HIRSCH S., La Trans-parentalité – La psychothérapie à l’épreuve des nouvelles familles, Paris, L’Harmattan, 2008.

LIMET O., « Du parent ‘suffisamment bon’ à la check-list du parent parfait … un risque pas si éloigné », in Actes du sixième colloque de l’AIFI « Les compétences des parents et les familles séparées », tenu les 6-8 juin 2013 à Ste-Adèle, Québec, Canada, 2013

LIMET O., « Reconfigurations familiales et place de l’enfant : écueils et balises », in l’Observatoire, trimestriel N°67/2010, pp 18-24

LIMET O., « Avant de repenser la coparentalité … Coup d’œil sur quelques transformations des familles », in L’Observatoire N° 87 – 2016, pp 93-97

MARQUET J., « Couple parental - couple conjugal, multiparenté – multiparentalité », in Recherches Sociologiques et anthropologiques, 41-2, 2010 : Penser la pluriparentalité et la pluriparenté, pp 51-74.

NEYRAND G., WILPERT M.-D., TORT M., Père, mère, des fonctions incertaines – Les parents changent, les normes restent ?, Toulouse, érès, 2013,

NEYRAND G., Soutenir et contrôler les parents – Le dispositif de parentalité, Toulouse, érès, 2011.

RICŒUR P., « Fondements de l’éthique », in Autres Temps – Les cahiers du christianisme social N° 3, 1984, pp 61-71.

SELLENET C., La Parentalité décryptée – Pertinence et dérives d’un concept, Paris, L’Harmattan, 2007.

THÉRY I., LEROYER A.-M., Filiation, origines, parentalité - Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Paris, Odile Jacob, 2014.

THÉRY I., Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993.

THÉRY I., Penser la filiation, in BEDIN V. & FOURNIER M. (dir.), La Parenté en question(s), Auxerre, Ed. Sciences Humaines, 2013, pp 55-65.

TISSERON S., « Séparés, de plus en plus séparés », in BASTARD B. (Dir.), L’enfant séparé – les voies de l’attachement, Mutations N° 208, oct 2001, Paris, Ed Autrement, pp 112-126.