Séparations, reconfigurations familiales et place de l’enfant : Écueils et balises.
Pour citer l’article : LIMET O., « Reconfigurations familiales et place de l’enfant : écueils et balises », in l’Observatoire, trimestriel N°67/2010, pp 18 - 24.
« Lorsque les parents se séparent, c’est l’intérêt de l’enfant qui prime », entend-on. Pas si simple.
Lorsque la séparation est « douce », lorsque la nouvelle organisation pratique de la vie des parents et de leurs enfants se régule entre eux, sans intervention extérieure, si ce n’est éventuellement une aide privée sollicitée par les deux parents (médiation privée, thérapie familiale, soutien par des proches, …), on peut imaginer que les parents se sentent naturellement compétents pour prendre en considération l’intérêt de leur enfant. Au passage, on peut noter que lorsque la famille est unie, et tant qu’aucune plainte liée à un comportement suspect tant des parents (maltraitance, …) que des enfants (comportements délictueux, signes de mal-être, décrochage scolaire, …) n’est formulée, les termes « intérêt de l'enfant » ou « intérêt supérieur de l'enfant » ne pénètrent guère dans l’espace familial : il semble évident que les parents sont compétents pour veiller sur le bien-être et l’éducation de leur enfant.
De telles séparations relativement paisibles ou pacifiées sont majoritaires : même si c’est au prix de frustrations, de déceptions, d’une certaine rancœur, les ex-partenaires retrouvent dans un délai raisonnable un nouvel équilibre dans la réalisation de leurs besoins, ainsi que dans ceux de leurs enfants. Si les liens parents - enfants sont modifiés, ils ne sont pas nécessairement mis en péril.
Parfois, la nouvelle situation semble presque idyllique : « depuis qu’on est séparés, on a tous les deux retrouvé notre espace personnel ; notre fille a deux fois de super vacances ; comme on habite dans la même commune, elle garde sans problèmes le contact avec ses copines, qu’elle soit chez Pierre ou chez moi ; Amandine a plus de connivence qu’avant avec son père ; de temps en temps on passe une journée à trois, ça permet de remettre les pendules à l’heure dans nos places respectives. Franchement, même s’il y a eu quelques mois un peu tumultueux au début, le temps qu’on s’ajuste, on est mieux dans notre peau »[1].
Si dans certains cas, la séparation est l’opportunité d’un renforcement ou d’une amélioration du lien entre parents et enfants, les choses peuvent être plus mitigées : « J’ai très mal vécu le départ de ma femme. J’ai pas eu le choix, j’ai dû m’y faire : on ne peut pas contraindre quelqu’un à garder des sentiments amoureux ! J’ai eu très peur de perdre le contact avec mes gosses, et je crois qu’elle l’a compris, et qu’elle savait que je me battrais au besoin. Et ça se passe … allez, pas trop mal. Pour le moment, ils sont chez moi un week-end sur deux, chaque mercredi après l’école jusqu’au jeudi matin. Pas évident, pour eux, tous ces chamboulements. On verra pour la suite, mais heureusement on arrive à se parler. Comme elle a un très bon salaire, on ne se paie rien mutuellement pour les enfants, mais ça reste un sujet sensible. Jusqu’ici, on est officiellement toujours mariés. On va peut-être aller voir quelqu’un avant de divorcer pour de bon, mais on ne sait pas encore qui ».
Mais la séparation peut être conflictuelle, ou même très conflictuelle. Le lien aux enfants peut alors être pour le moins altéré : « Ça fait presque trois mois que je n’ai plus vu mes enfants. J’ai déposé plainte, mais au Parquet, ils s’en foutent, ils haussent les épaules. Normalement, mes enfants devraient être chez moi, là aujourd’hui. Je suis allé deux fois chez la mère pour les chercher, mais comme d’hab, personne, pas de réponse. J’ai téléphoné chez ses parents, et sa mère me gueule dessus en disant que je dois arrêter de les harceler … et que pour les enfants, je ne dois pas m’inquiéter, leur maman s’occupe très bien d’eux. Oui, c’est ça, mais en leur faisant croire qu’ils n’ont pas besoin de père, et probablement en leur racontant plein de saloperies sur moi ».
Le nombre total des séparations parentales est tel que même si la proportion des situations très conflictuelles est faible, elles représentent un nombre considérable de dossiers. Ainsi par exemple dénombre-t-on ces dernières années en Belgique de l’ordre de 20.000 plaintes pour non-représentations d'enfants par an[2].
Tentons ici d’aborder les mécanismes participant à la complexité des séparations parentales sous un angle sociohistorique.
Des mutations conséquentes
Jusqu’il y a quelques décennies, l’interdit moral de la séparation donnait des balises relativement simples : « on se marie pour toujours ». Ces balises n’empêchaient par ailleurs pas les transgressions, qu’elles soient publiquement révélées ou pas. Mais la norme était explicite, et les transgresseurs étaient régulièrement pointés du doigt, avec toutes les répercussions que cela pouvait impliquer.
Jusqu’au début des années 60, les divorces étaient donc rares. Notre société a largement évolué depuis, et le paysage du couple et de la famille s’est transformé, de même que celui de l’individu : développement du sujet et de ses droits, écoute de soi, recherche de bien-être et d’épanouissement personnel, dont le couple est l’un des lieux de réalisation – tant qu’il peut y répondre de manière satisfaisante.
Si on dénombrait en 1960 de l’ordre de 7 divorces pour 100 mariages sur un an, la proportion est actuellement passée à plus de 70 divorces pour 100 mariages par an[3].
Au cours de cette même période (1960 à nos jours), on assiste à une diminution du nombre d’enfants par famille et, corollairement, à l’accroissement de l’attention portée à chaque enfant – enfant dont la venue est plus qu’avant décidée, choisie (on se souvient du slogan de la fin des années soixante « un enfant si je veux, quand je veux »), et enfant qui est de plus en plus sujet de toutes les attentions (« le bébé est une personne »). La place de l’enfant devient peut-être d’autant plus centrale que la filiation devient progressivement « la nouvelle clé de voûte de l’institution familiale »[4]. Comme le pointent Didier Le Gall et Yamina Bettahar, sociologues, « non nécessaire et fragile, le mariage ne peut plus être le pivot de nos constructions de la famille et de la filiation. C’est beaucoup plus à partir de l’enfant, seule réalité pérenne, que la famille se définit aujourd’hui »[5]. La pérennité du couple a laissé la place à la pérennité du lien filial. En témoignent des expressions telles que « le parental survit au conjugal » ou encore le passage de la référence du « mariage pour la vie » à celle des « parents pour la vie ».
Dans notre législation comme dans celle d’autres pays occidentaux[6], l’intérêt de l'enfant devient dès le milieu des années 70 un critère incontournable de détermination des modalités d’hébergement de l’enfant. En cas de séparations parentales débattues en justice, c’est au nom de l’intérêt de l'enfant que se légitimeront et s’argumenteront les positions des parties, parfois inscrites dans des modèles familiaux très différents, comme on le verra plus bas.
Le rapport à l’autre (on se limitera ici, de manière succincte, au rapport homme / femme, enfant / adulte, et individu / institution) a lui aussi subi d’importantes mutations au cours des cinquante dernières années, s’inscrivant dans une logique à visée plus égalitaire.
En ce qui concerne les relations entre les hommes et les femmes, pointons « l’émancipation des femmes des contraintes de la reproduction et de la tutelle paternelle et masculine »[7], non sans lien avec l’avènement de la pilule d’une part, et l’accès progressif des femmes au revenu par le travail d’autre part ; mentionnons également l’accroissement de l’implication des hommes dans les tâches ménagères et dans les responsabilités parentales et éducatives, certains revendiquant progressivement un partage plus équilibré de la « garde » de l’enfant en cas de séparation.
Quant au rapport entre enfant et adulte, s’il a évolué c’est entre autres, comme on l’a mentionné plus haut, parce que l’enfant est plus au centre de l’attention, une attention renforcée par l’évolution des connaissances scientifiques sur la petite enfance et sur la parentalité[8] ; c’est aussi, comme le soulève Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste, parce que « la promotion des “droits de l’enfant” est aujourd’hui emportée par le courant puissant d’un idéal démocratique qui s’est donné pour tâche la libération de toute inégalité »[9]. L’enfant contemporain a des droits, dont celui d’être entendu sur les questions qui le concernent[10].
Enfin, la sociologue Laurence Gavarini résume en ces quelques mots une évolution majeure du rapport à l’institution, et de manière générale du rapport à l’autorité : « en clair », écrit-elle, « à un paradigme de l’autorité fondée sur l’ordre défini de façon arbitraire a succédé un modèle de communication orienté vers le consensuel et l’explication »[11].
Les implications de telles mutations sur les séparations parentales sont multiples. Pointons-en trois : premièrement, après séparation, tant les hommes que les femmes sont susceptibles de revendiquer un rôle parental, et, même si les voies du dialogue sont valorisées, les uns et les autres sont souvent prêts à se battre pour obtenir ce qu’ils veulent : chaque parent se sent la légitimité de demander, voire d’exiger que ses besoins propres, ou que sa vision des besoins de son enfant soient respectés ; deuxièmement, l’individu ne se conforme pas facilement à une décision qui lui serait imposée de manière arbitraire. En cas de séparation parentale, les décisions devront donc autant que possible recueillir l’adhésion des deux parents (et de l’enfant). On comprendra ici l’espoir misé sur le développement de la médiation familiale et d’autres approches consensuelles, ou, si nécessaire, d’un « accompagnement » par la justice (par exemple mesures provisoires, régulièrement évaluées et adaptées au besoin) ; troisièmement, lorsque la séparation est conflictuelle, l’intérêt de l'enfant peut servir de support aux argumentations les plus diverses, se référant notamment aux modèles que nous allons mentionner ci-dessous.
Des modèles qui se superposent
Notre société est au carrefour de plusieurs modèles parentaux[12] qui, plus que se succéder, se superposent. Même les références scientifiques, et en particulier psychologiques, qui légitiment aujourd’hui largement la prise de décision en matière familiale, s’y perdent quelque peu. Ce qui n’est pas sans conséquence pour les séparations parentales, quand, face au conflit, les parents, culturellement imprégnés de certains modèles plus que d’autres, trouvent dans les discours savants matière à argumenter en faveur des modèles qu’ils revendiquent.
Pointons quatre de ces modèles qui se côtoient.
Selon un premier, qualifié de théocratique ou patriarcal, dominant jusque sous l’Ancien Régime, le père est le chef de famille (historiquement, à l’image du roi, du représentant de Dieu). « Dans cette conception », écrit Gérard Neyrand, « les places des hommes et des femmes sont opposées mais d’une certaine façon symétriques, l’un étant en haut et l’autre en bas, à l’image de la représentation que l’on se fait alors du sexe féminin comme le symétrique inversé et imparfait du sexe masculin »[13]. Le pouvoir paternel domine, tant à l’égard de la femme que des enfants. De nos jours, après séparation parentale, se réfèrent notamment à ce modèle (sous une forme généralement atténuée) certains pères qui estiment qu’il leur appartient de prendre les décisions qui concernent la famille, même séparée.
Pour un second modèle, qui rejoint une perspective naturaliste, l’enfant a besoin d’une figure principale d’attachement, classiquement la mère, qui par nature est compétente pour veiller à ses besoins, et ce particulièrement quand il est en bas âge. Le père, également nécessaire à l’enfant, notamment en termes d’autorité et d’inculcation des règles, devrait avoir des contacts fréquents avec l’enfant. Ce modèle est généralement accompagné de la croyance que l’enfant a avant tout besoin d’un lieu de vie stable et sécurisant. S’y réfèrent notamment des mères qui s’opposent à l’idée d’un hébergement égalitaire.
Un troisième modèle, que l’on pourrait qualifier d’égalitaire, pointe avant tout l’importance d’avoir deux parents, qui auraient une valeur tout aussi grande l’un que l’autre, et qui auraient des capacités parentales et éducatives égales et complémentaires (en tant que père et mère).
Selon certains, ce principe[14] d’égalité parentale devrait mener à ce qu’en cas de séparation, l’hébergement égalitaire (« résidence alternée » en France) soit la modalité applicable par défaut, y compris avec de très jeunes enfants, voire des nourrissons, à moins que les parents choisissent de commun accord d’autres modalités. C’est ce que revendiquent notamment certains pères, en particulier face à la rupture du lien avec leur enfant, ou au risque de rupture qui se profilerait.
D’autres voient le modèle égalitaire sous une forme plus nuancée : l’égalité des parents est avant tout un principe, qui doit guider tant les parents que les professionnels. Les modalités concrètes doivent tendre vers des formes équilibrées tant pour les parents que pour l’enfant, tout en tenant compte de chaque situation particulière, en ce compris de l’âge de l’enfant, de son environnement, etc. Cette version nuancée du modèle égalitaire rejoint le courant idéologique dominant à propos duquel nous reviendrons ci-dessous.
Enfin, limitons-nous ici à un quatrième modèle, qui se réfère à la pluriparentalité, et s’appuie sur un certain pragmatisme contemporain : la parentalité s’est diversifiée et complexifiée[15] : fécondation in vitro, mères porteuses, homoparentalité, et surtout (proportionnellement) développement massif des recompositions familiales, celles-ci chamboulant quelque peu les certitudes quant à la primauté du besoin de l’enfant d’avoir deux parents – un père et une mère, a priori biologiques – entre lesquels l’enfant grandit, même s’ils sont séparés. Reconnaître la pluriparentalité, c’est en quelque sorte accepter l’éclatement de trois composantes de la filiation, jusqu’il y a peu réunies a priori dans l’union matrimoniale : le parent généalogique (qui est désigné par le droit), le parent biologique (qui est le géniteur), et le parent domestique (qui élève l’enfant)[16].
Selon ce modèle, ce qui compterait avant tout dans la détermination des modalités d’hébergement de l’enfant, ce serait la reconnaissance des différents parents et fonctions parentales qui assurent l’éducation de l’enfant, la cohérence des discours parentaux et éducatifs, et la prise en compte de l’environnement dans lequel grandira et évoluera l’enfant, afin qu’il trouve dans ses réseaux des figures de référence qui lui permettent de se construire. Se référent à ce modèle notamment des parents de familles recomposées ou monoparentales, des parents homos, des beaux-parents, etc.
Ces différents modèles sont enchevêtrés les uns aux autres. Leur prégnance relative chez les individus, en fonction de la culture et de l’histoire de ceux-ci, teinte de manière plus ou moins intense leurs valeurs, leurs liens aux autres, et sous-tend les comportements et attentes des parents face à la séparation.
Une évolution qui conjugue intérêt de l'enfant et égalité entre les parents
Loi de 2006 privilégiant l’hébergement égalitaire
Depuis une quinzaine d’années particulièrement, un courant dominant promeut la prévention ou l’apaisement des conflits entre parents séparés : ce qui nuirait avant tout à l’enfant, dont l’intérêt est placé au centre des débats, c’est le conflit entre ses parents à son propos. Affirmer non seulement que les parents sont tous deux a priori compétents, mais aussi qu’ils sont tous deux et de manière égale importants dans leur présence aux enfants semblerait alors de nature à réduire ou vider de sens une bonne partie du conflit. Le résidu pourrait être réglé par la médiation, ou d’autres formes de règlement amiable, et la justice au besoin. En Belgique, ce courant, imprégné du modèle égalitaire décrit plus haut, se concrétise formellement au travers de la « loi du 18 juillet 2006, tendant à privilégier l'hébergement égalitaire de l'enfant dont les parents sont séparés et réglementant l'exécution forcée en matière d'hébergement d'enfant » (loi qu’on appellera ici « loi de 2006 »). Elle valorise un équilibre entre modèle (l’intérêt de l'enfant d’avoir deux parents « égaux ») et gestion au cas par cas, notamment par la valorisation de décisions provisoires, évaluées au fil du temps, partant de l’idée qu’une décision à laquelle les parties adhèrent suffisamment aura plus de chances d’être respectée.
Un courant idéologique qui promeut bi-parentalité et règlement négocié des conflits
Si ce courant dominant semble de nature à améliorer les choses, il cautionne parfois, de la part d’intervenants judiciaires entre autres, des discours qui se réfèrent plus à l’idéologie qu’au droit : « Mais enfin Madame (ou Monsieur), c’est quand même évident que votre enfant a besoin d’un papa et d’une maman ! Quand allez-vous enfin prendre ensemble l’intérêt de votre enfant en considération ? ». C’est que ce courant est sous-tendu par la promotion d’un double idéal : promotion de l’idéal de « bi-parentalité »[17] (un papa et une maman) d’une part, et promotion d’un idéal communicationnel, d’un règlement négocié des conflits d’autre part, dont la médiation constitue une modalité privilégiée[18].
Or, comme cela ressort fréquemment d’interactions au cours de conférences ou de consultations, si même des parents soutiennent dans leur discours l’importance pour l’enfant d’avoir ses deux parents (un papa et une maman), la prégnance des modèles explicités plus haut peut être telle chez eux que cette prégnance prend le dessus. Ainsi cette maman qui explique la décision de commun accord que son ex-compagnon et elle ont prise en faveur d’un hébergement égalitaire pour leur petit garçon de 4 ans « parce que c’est normal, il a autant besoin de ses deux parents ! », mais qui, l’instant d’après, explique à quel point il lui est insupportable de voir son enfant partir chez le père « parce que quand même, vous comprenez, un enfant il a besoin de sa maman tous les jours, c’est elle qui devine et comprend et console et tout ça. Un enfant, il doit avoir son nid à un seul endroit ! Son papa, c’est un bon papa, mais c’est quand même pas comme une maman ». La tension entre « modèles intériorisés » et « courant promu » est peut-être encore plus intense pour les parents inscrits dans diverses formes contemporaines de pluriparentalités, telles qu’évoquées plus haut.
Quant à la médiation familiale, en tant que modalité privilégiée de règlement négocié des conflits, elle reste méconnue, sous-utilisée[19]. Il semble que les « classes moyennes éduquées » y font plus appel que les « publics populaires »[20]. De nombreux parents, peut-être par manque d’information sur ce qu’est la médiation, ou peut-être parce qu’ils ne souhaitent pas ou ne croient pas à l’intérêt d’un règlement consensuel et négocié, recourent plutôt à la justice.
Recours à l’intérêt supérieur de l'enfant face aux situations très conflictuelles.
Face à des situations très complexes ou conflictuelles, les tentatives de renvoi vers la médiation ou d’autres voies amiables se soldent souvent par un échec, et même par une aggravation de la situation, le temps enkystant davantage les choses. L’exécution forcée de décisions judiciaires apparaît comme une voie ultime rarement applicable et appliquée[21]. Soutenir les compétences coparentales s’avère particulièrement difficile. Le recours à divers services (enquête sociale, expertise, …) est fréquent, et, dans une volonté de tenter de fédérer les parents autour d’une même priorité, l’intérêt supérieur de l'enfant est bien souvent mis à l’avant-plan. Ceci s’avère parfois à double-tranchant, dans la mesure où c’est dans cette focalisation sur l’enfant que réside le risque de son instrumentalisation.
Liens parents-enfants dans les séparations conflictuelles : péril en la demeure.
Lorsque le conflit est particulièrement ardu, lorsque les voies du dialogue entre les parents sont rompues, lorsque l’un des parents refuse de se plier à une décision judiciaire, la tentation est forte de se tourner davantage encore vers l’enfant … et de trouver dans la référence à son « intérêt supérieur » une légitimité. Or, comme l’écrit le sociologue Gérard Neyrand, « la référence à l’intérêt de l'enfant alors, loin d’éclairer le débat l’obscurcit, tant elle est devenue la condition universelle de toute prise de position sur la question et que, fonctionnant comme sa justification, elle en devient son alibi »[22]. De plus, même si l’intention est de consulter l’enfant plus que de lui faire porter la responsabilité d’une décision, le résultat pourrait bien être le même[23].
Et c’est bien là que se situe le risque d’une perturbation ou la mise en péril du lien parents – enfant : le poids de la responsabilité sur les épaules de l’enfant, ou l’impossibilité pour les parents ou l’un d’eux d’exercer cette responsabilité.
Nous connaissons probablement tous, de près ou de loin, des situations de séparations très conflictuelles dans lesquelles chacun des parents ou l’un d’eux chercherait à démontrer aux intervenants (juge, procureur, expert, ou même médiateur) que l’enfant serait mieux chez lui, ou moins bien chez l’autre ; ou que dans l’intérêt de l'enfant (« vous n’avez qu’à lui demander, il vous le confirmera ! »), il faudrait privilégier telle modalité. En ce faisant, le parent est potentiellement dépendant de l’obtention de l’alliance de l’enfant.
Dans de telles situations, le risque d’instrumentalisation de l’enfant est grand. Les liens parents - enfants pourraient bien se métamorphoser en lieux de pouvoir, voire de tyrannie. Il n’est pas rare ainsi de voir, par exemple, un enfant ou un ado tout-puissant, amené à être le « parent de ses parents »[24], refusant toute forme d’obéissance, ou encore faisant « association de victimes » avec un parent contre l’autre. Guère de place alors pour une relation sécurisante, dans laquelle l’enfant, parfois en saine opposition avec ses parents ou l’un d’eux, pourrait s’appuyer sur (ou se confronter à) des repères bienveillants, fermes, clairs, même si parfois divergents entre les parents.
Quelques pistes en guise de conclusion.
Garantir autant que possible la qualité des liens entre parents et enfants après séparation parentale implique d’agir aussi préventivement que possible, en se focalisant sur les compétences des parents, et ce malgré leurs éventuelles divergences ancrées dans des histoires particulières. Il y aurait notamment lieu de conscientiser très largement les parents – et parfois aussi les professionnels – à propos du fait que la séparation fait naturellement émerger les références à des modèles profondément inscrits dans l’histoire de chacun, et qu’il faudra prendre en considération cette réalité. En ce sens, faire connaître davantage (et avant toute procédure judiciaire, dans la mesure du possible) la médiation familiale, ce qu’elle permet, ses limites, permettrait peut-être d’élargir le cercle de séparations pacifiées. Ce travail d’information pourrait s’opérer au travers de guichets dans des lieux « stratégiques » (dont peut-être les tribunaux ?), de conférences, d’émissions, mais aussi de sensibilisation des enfants et des jeunes par le biais de l’école, de sensibilisation ou de formation plus systématique auprès des futurs professionnels de divers champs concernés.
La garantie de ces liens entre parents et enfants implique aussi, pour faire face aux situations pour lesquelles les mesures préventives n’ont pu se réaliser ou se sont avérées insuffisantes, de continuer à concevoir et développer des moyens d’accompagnement ou d’intervention qui peuvent être mis en place aussi tôt que possible. On ne peut que se réjouir, à ce propos, de constater que de nombreux professionnels se mobilisent et travaillent de manière interdisciplinaire pour avancer dans de telles voies. Pointons par exemple la réflexion autour de la « coopération ordonnée », selon le « modèle de Cochem »[25], ou autour de la « guidance parentale judiciaire »[26], pour tenter de remédier au risque de perte du lien entre parent et enfant ; ou encore le développement de projets pilotes tels que « Espace parents dans la séparation », à Charleroi, qui permet d’orienter des parents vivant une séparation conflictuelle (même s’ils ne sont a priori pas demandeurs d’aide) vers des services susceptibles de les sensibiliser à la possibilité d’une restauration active d’une meilleure coopération parentale.
Cela implique enfin d’agir à petits pas en vue d’infléchir modestement l’évolution de notre société, notamment en acceptant les limites de la réalisation de ses désirs et besoins propres, et la frustration que ces limites imposent. Si la dignité d’un père ou d’une mère dépend pour un temps d’une certaine forme de reconnaissance de ce qui s’est passé pour lui ou pour elle, il est important qu’il ou elle sache que rien ne garantit qu’une médiation ou une procédure judiciaire lui apporte la décision qu’il ou elle souhaite. Si de telles démarches sont entreprises avec humilité, peut-être contribueront-elles à ce que chacune et chacun, y compris l’enfant, trouve et occupe aussi pleinement et sereinement que possible sa place dans de nouvelles formes du vivre ensemble.
Notes de bas de page
[1] Les exemples fictifs pris ici sont élaborés à partir de situations réelles collectées par l’auteur.
[2] LIMET O., Parents séparés : contraints à l’accord ? Une analyse à partir de la loi 2006 sur l’hébergement égalitaire : contexte, discours et pratiques du judiciaire face à la non-représentation d'enfants, Liège, Edipro 2009, pp 19-20.
[3] MARQUET J., « De la contractualisation des liens conjugaux : du mariage par amour à la rupture pour désamour », in CASMAN M.-T., SIMAYS C., BULCKENS R., MORTELMANS D., Familles plurielles – Politique familiale sur mesure ?, Bruxelles, Luc Pire, 2007 (Etats généraux des Familles), p 45.
[4] BOISSON M., « Penser la famille comme institution, penser l’institution de la filiation. La recherche contemporaine en quête de sens commun », in Informations sociales 2006/3, N° 131, p 104.
[5] LE GALL D. et BETTAHAR Y. (dir.), La pluriparentalité, Paris, PUF, 2001, p 6.
[6] THERY I., Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993, pp 115 et suivantes.
[7] NEYRAND G., Contexte socio-historique de la place des enfants dans les séparations parentales, in La protection des enfants au cours des séparations parentales conflictuelles – Paris, Colloque 2007, p 13.
[8] NEYRAND G., L’enfant, la mère et la question du père – un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, PUF, 2000.
[9] LEBRUN J-P., « Avatars et désarrois de l'enfant-roi », in GAVARINI L., LEBRUN J-P., PETITOT F., Avatars et désarrois de l'enfant-roi, Bruxelles, Temps d’arrêt, 2002, p 4.
[10] LIMET O., « Faut-il systématiquement inviter l’enfant à être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ? », in JDJ N° 299, Liège, novembre 2010.
[11] GAVARINI L., « Passion de l’enfant, maltraitance et malaises actuels dans la famille », in GAVARINI L., LEBRUN J-P., PETITOT F., Avatars et désarrois de l'enfant-roi, Bruxelles, Temps d’arrêt, 2002, p 18.
[12] Voir à ce sujet NEYRAND G., Le dialogue familial – un idéal précaire, Toulouse, érès, 2009.
[13] Idem, p 186
[14] LIMET O., « De l’idéal de la coparentalité aux modalités pratiques : quels écueils ? Vers une meilleure compréhension des principes qui sous-tendent les interventions auprès des parents séparés », in Revue Scientifique de l’AIFI, Vol 3, N° 1, Printemps 2009, Bruylant (Belgique) et éd Yvon Blais (Québec), 2010, pp 101-141.
[15] Jean-Pierre Lebrun pointe la perte des repères que cette diversification a amenée. Voir à ce propos LEBRUN J.-P., « De la perte des repères à l’enfant généralisé », in Santé conjuguée, juillet 2007, n° 41 pp 27-30.
[16] BOISSON M., op. cit., p 104.
[17] BOISSON M., op. cit., pp 107-108.
[18] MARQUET J. (promoteur), « Comment favoriser le recours à la médiation familiale dans les conflits familiaux ? », Recherche commanditée par Monsieur M. Wathelet, Secrétaire d’Etat à la Politique des Familles, UCL, CIRFASE, 2009.
[19] Idem p 115.
[20] Idem, pp 115-123.
[21] Voir « L’exécution de la décision », in LIMET O., Parents séparés : contraints à l’accord ? …, op.cit., pp 115-129.
[22] NEYRAND G., « Séparations parentales et liens aux enfants », in FONDATION POUR L’ENFANCE., La protection des enfants au cours des séparations parentales conflictuelles – Actes Colloque 2007, Paris, Fondation pour l’enfance, 2008, p 16.
[23] LIMET O., « Faut-il systématiquement inviter l’enfant à être entendu par le juge dans les séparations parentales débattues en justice ? », in JDJ N° 299, Liège, novembre 2010.
[24] VANDER LINDEN R., « Comment l’enfant se débrouille-t-il avec le clivage de loyauté ? », in Actes du Colloque « La parole de l’enfant … (mal)entendus ? » organisé par SDJ à Charleroi le 1er juin 2005, in JDJ n° 257, septembre 2006, p 52.
[25] http://www.acalpa.org/suces_modele_cochem.htm
[26] http://www.separation-parentale.eu